L'hallucination nationaliste
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Les marchands d’opium :
La religion, aurait écrit Karl Marx, est l’opium du peuple. Quoi qu’il en soit de la véracité de cette thèse ailleurs dans le monde, elle décrit assez bien la situation des Canadiens-français pendant environ deux siècles, de la Conquête jusqu’à la révolution tranquille. La religion a servi aux élites, tant francophones qu’anglophones, à rendre la plupart des Canadiens-français insensibles au manque d’alternatives politique à leur disposition et au manque d’opportunités pour exercer un pouvoir économique. Depuis 45, voire 50 ans, la religion s’efface de plus en plus de la vie publique au Québec. Aurait-on appris à vivre sans opium, à se poser des questions difficiles sur note présent et notre avenir?
Hélas, non. Car à mesure que la mesure que la religion perdait de son importance, le Québec s’est tourné vers un autre opiacé : le nationalisme. Ayant, bon gré, mal gré, laissé tomber sa variété ethnique, c’est vers la sorte dit « civique » du nationalisme que le Québec s’est tourné. Près d’un demi-siècle après la Révolution tranquille, nous refusons toujours de faire face à nos problèmes politiques et économiques, actuels ou futurs. Nous avons, semble-t-il, mieux à faire : réclamer « l’argent d’Ottawa » qu’on va utiliser pour boucher les trous dans la toiture et les murs lentement pourrissants de notre maison et, surtout, d’autant plus que l’argent ne vient pas, exiger d’être reconnus comme « nation ».
Au Québec, l’idée ferait, nous dit-on, consensus. De Jean Charest, qui est toujours à la traîne dans les sondages malgré une opposition incompétente pour la bonne raison qu’une fois élu, il n’a jamais jugé bon d’expliquer ses politiques aux citoyens, à André Boisclair, définition vivante du mot « démagogue », en passant par Bernard Landry, incarnation même de la notion de paternalisme, nos politiciens se bousculent pour nous fournir notre dose de narcotiques. Le reste du Canada est encore hésitant, mais Michael Ignatieff nous promet, s’il devient chef du Parti libéral du Canda puis Premier ministre, une piquerie enchâssée dans la constitution. D’allégeance politique forte différente, ces hommes ont en commun une formidable arrogance intellectuelle. Ils démontrent, chacun à sa manière, une ferme conviction de pouvoir nous prêcher la vérité politique non susceptible d’être remise en question et débattue, comme un prêtre prêche la vérité religieuse. Chacun d’eux se veut marchand d’opium.
Je ne veux pas de cette drogue, de qui qu’elle vienne. En fait, je crois que le concept même de « nation » est vide de sens, et que le nationalisme, même dans sa variante dite « civique » est une idéologie périlleuse et injustifiable.
L’hallucination :
À la base de cette idéologie est l’idée mal définie de « nation ». Une nation est supposée être une communauté définie par une combinaison de facteurs tels que l’appartenance ethnique de ses membres, la langue commune qu’ils parlent, l’histoire et le territoire qu’ils partagent, des valeurs collectives qu’ils véhiculent. Tous ces facteurs ne doivent pas nécessairement être présents, et personne ne s’aventure à dire combien, ou lesquels, sont nécessaires pour qu’une communauté mérite d’être considérée comme une nation. Ce problème de définition permet aux libérateurs autoproclamés et, plus généralement, aux politiciens de toute espèce de prétendre qu’une communauté est, ou n’est pas, une nation, en fonction de leur objectif politique. Ainsi, la Suisse serait une nation, malgré ses trois communautés linguistiques bien distinctes, mais le Canada, au dire des séparatistes québécois, n’en serait pas une à cause de la prétendue irréconciliabilté de ses deux communautés linguistiques principales. Évidemment, dans un tel contexte, les discours sont dominés par des idées reçues, impossibles à confirmer ou à infirmer.
Le « nationalisme civique », dont se réclament à présent les politiciens nationalistes de M. Ignatieff à M. Boisclair, souffre des mêmes vices de définition. Bien qu’il tente de limiter le nombre de facteurs selon lesquels ont décide ce qu’est une nation, en insistant surtout sur l’importance d’une communauté de valeurs, il n’y parvient pas vraiment. Dans les « nationalismes civiques » québécois comme canadien, le territoire commun et la nécessité de défendre son intégrité sont des traits déterminants. Pour le Québec en particulier, mais aussi pour le Canada, la (ou les) langue(s) sont essentiels à la définition de la « nation au sens civique du terme». De plus, et c’est peut-être le plus grave défaut de cette idéologie, les « valeurs communes » sur lesquelles elle s’appuie, bien qu’elles puissent en apparence faire consensus, sont en réalité comprises très différemment par les membres de la « nation ». On a beau se déclarer tous en faveur de la liberté, de la démocratie, de la justice, on n’en continue pas moins à débattre farouchement de ce que « liberté » ou « justice » veut dire. Par ailleurs, si les définitions font rarement l’objet de contentieux, les grandes idées sont partagées non seulement par la plupart sinon tous les Québécois et les Canadiens, mais aussi par une bonne partie de la population de la planète. Elles ne peuvent donc pas, me semble-t-il, servir à délimiter une « nation québécoise » ou une « nation canadienne ».
À mon humble avis, cette imprécision suffit à démontrer que l’idée de « nation » est insensée. Un concept aussi fondamental ne saurait être défini avec un manque total de rigueur, selon le seul principe « you know it when you see it », d’autant plus que les gens ne s’entendent pas le moins du monde sur ce qu’ils voient. Il s’agit, en tout cas, d’une base bien peu solide pour appuyer les prétentions du nationalisme.
Or, ces prétentions sont fort ambitieuses. L’idée maîtresse du nationalisme est que les pouvoirs de l’État sont dérivés de la nation qui le constitue et doivent être exercés de façon à servir les intérêts de cette nation, qui sont distincts de ceux des citoyens. En d’autres mots, la nation doit être souveraine. Je suppose que les nationalistes québécois fédéralistes ou leurs sympathisants, tel M. Ignatieff, qui se prétendent en faveur de l’unité canadienne, limitent cette idée, et se disent être en faveur d’une souveraineté limitée à certains champs de compétence, qu’il s’agisse de ceux déjà accordés aux provinces par la constitution canadienne ou non. Une telle limitation ne me semble pas être cohérente avec la pensée nationaliste, car le retrait de certains champs de compétence à la souveraineté d’une nation qu’on considère aussi « digne » que n’importe quelle autre est tout à fait arbitraire. Cependant, cette déficience logique n’est même pas le principal défaut du raisonnement « nation – souveraineté ».
La principale difficulté de ce discours est, pour moi, d’ordre éthique. Il me semble, en effet, immoral de subordonner les droits et les intérêts d’une personne à ceux, prétendus, d’une entité, au mieux, abstraite, sinon tout simplement fictive. Or, la souveraineté de la nation implique nécessairement que les droits de la personne seront assujettis aux droits collectifs; l’intérêt individuel, à l’intérêt national. Cela me paraît, en soi, incompatible avec l’autonomie et la dignité de l’être humain. Je ne prétends pas que les droits dont un individu dispose ne doivent pas pouvoir être limités, mais ils ne devraient l’être que dans la mesure où cela est nécessaire pour assurer les droits d’autres individus puisqu’on ne peut réclamer la dignité humaine pour soi tout seul. Subordonner une personne à une abstraction me semble aberrant. Et c’est une aberration d’autant plus vicieuse que les « droits » et les « intérêts » collectifs sont nécessairement définis par des politiciens et par des prophètes auto-proclamés tels qu’un président de la Société Saint-Jean-Baptiste ou de la National Citizens Coalition. Des marchands d’opium qui décident ce que leurs clients vont voir dans leurs hallucinations.
Évidemment, ces problèmes fondamentaux n’affectent pas que le nationalisme ethnique. Puisque la « nation » civique n’est pas moins abstraite que la « nation » ethnique, subjuguer un être humain à la première est tout aussi injuste et devrait emporter les mêmes conséquences que le soumettre à la seconde. On est, tout de même, tenté de croire que les effets pratiques ne seront pas aussi dramatiques. On ne pense pas, en général, que le nationalisme civique saurait mener à des camps de concentration comme le nationalisme ethnique radical. A-t-on raison?
Les effets secondaires :
La plus remarquable démonstration des effets secondaires des hallucinations enduites par le « nationalisme civique » nous est servie à tous les jours par les Etats-Unis. Peut-être va-t-on rétorquer qu’il s’agit d’un cas extrême. Il est vrai que c’est un pays qui ne fait pas les choses à moitié, là comme ailleurs. Pourtant, avant de décider qu’il s’agit d’un cas anormal, à ne pas prendre en considération, il faut se rappeler que c’est le pays où le « nationalisme civique » fait partie de la culture politique depuis plus longtemps que n’importe où ailleurs, et qu’il pourrait donc s’agir d’un exemple parfait plutôt que d’un cas extrême. Et que, de toute façon, en temps de crise, les extrêmes tendent à devenir les moyens, pas seulement aux États-Unis.
Que les États-Unis sont un modèle de l’application de l’idéologie « nationaliste civique » me semble plutôt clair, et particulièrement depuis le début de la « guerre au terrorisme ». De plus en plus ouvert à son caractère multiethnique, largement tolérant au niveau religieux malgré les meilleurs efforts de certains de ses citoyens, c’est un pays qui depuis longtemps fonde sa mythologie d’abord et avant tout sur son « rêve américain » soutenu par certaines valeurs plus ou moins bien définies. Ceci lui a justement permis de devenir tolérant et ouvert à certains niveaux, mais ne l’a pas sauvegardé d’une intolérance parfois remarquable de ceux que ses élites définissaient comme « un-American ». Le Maccarthysme en a été un exemple bien connu.
C’est toutefois l’administration de George W. Bush, depuis le 11 septembre 2001, qui démontre peut-être le mieux jusqu’où le « nationalisme civique » peut aller. Elle a défini ce que les valeurs américaines devaient être, a rassemblé « la nation » autour de ces valeurs en profitant d’un état des esprits particulièrement susceptible, au lendemain d’une catastrophe, à l’endoctrinement, et l’a entraînée vers ses objectifs fixés longtemps à l’avance en proclamant agressivement que ceux qui n’était pas avec elle étaient contre l’Amérique. L’adhésion des Américains aux valeurs et les intérêts « nationaux » a justifié un empiètement constant sur leurs libertés individuelles, a permis de leur faire ignorer une politique budgétaire désastreuse, a rendu possible une guerre suicidaire… Elle a même fait accepter à une bonne partie d’entre eux, ainsi qu’au grand défenseur des nationalismes « civiques » canadien et québécois, professeur de droits de l’homme de son métier, M. Ignatieff, l’existence à Guantanamo de ce m’a l’air d’un camp de concentration. En voilà pour les effets secondaires de la drogue « douce » qu’est supposé être le nationalisme « civique ».
Le remède :
En résumé, le nationalisme « civique » est tout aussi injustifié et dangereux que le nationalisme « ethnique ». Les deux, après tout, sont basés sur des idées chimériques dont leurs défenseurs peuvent se servir fort habilement pour faire avaler n’importe quel mensonge, accepter n’importe quelle folie, induire n’importe quel degré d’indifférence face aux problèmes pressants. Si la dignité humaine, la liberté personnelle, la justice sociale nous tiennent à cœur, nous n’avons, je crois, d’autre choix que de rejeter le nationalisme, sous quelle étiquette qu’on nous le présente. Selon un ami nationaliste, un tel rejet ne saurait se réaliser, au mieux, que dans un avenir un lointain. Je préfère voire, je suppose, l’humanité d’un œil un plus optimiste que lui. Quoi qu’il en soit, j’aime mieux être un homme de l’avenir que du passé. Même si nous n’embrassons pas l’avenir maintenant, il n’en arrivera pas moins – mais sous une forme possiblement désastreuse. Je me permets de conclure, comme Pierre Elliott Trudeau l’avait fait dans « La nouvelle trahison des clercs », sur une citation de Lord Acton.
“Nationality does not aim either at liberty or prosperity, both of which it sacrifices to the imperative necessity of making the nation the mould and measure of the State. Its course will be marked with material as well as moral ruin, in order that a new invention may prevail over the works of God and the interests of mankind.”
Les marchands d’opium :
La religion, aurait écrit Karl Marx, est l’opium du peuple. Quoi qu’il en soit de la véracité de cette thèse ailleurs dans le monde, elle décrit assez bien la situation des Canadiens-français pendant environ deux siècles, de la Conquête jusqu’à la révolution tranquille. La religion a servi aux élites, tant francophones qu’anglophones, à rendre la plupart des Canadiens-français insensibles au manque d’alternatives politique à leur disposition et au manque d’opportunités pour exercer un pouvoir économique. Depuis 45, voire 50 ans, la religion s’efface de plus en plus de la vie publique au Québec. Aurait-on appris à vivre sans opium, à se poser des questions difficiles sur note présent et notre avenir?
Hélas, non. Car à mesure que la mesure que la religion perdait de son importance, le Québec s’est tourné vers un autre opiacé : le nationalisme. Ayant, bon gré, mal gré, laissé tomber sa variété ethnique, c’est vers la sorte dit « civique » du nationalisme que le Québec s’est tourné. Près d’un demi-siècle après la Révolution tranquille, nous refusons toujours de faire face à nos problèmes politiques et économiques, actuels ou futurs. Nous avons, semble-t-il, mieux à faire : réclamer « l’argent d’Ottawa » qu’on va utiliser pour boucher les trous dans la toiture et les murs lentement pourrissants de notre maison et, surtout, d’autant plus que l’argent ne vient pas, exiger d’être reconnus comme « nation ».
Au Québec, l’idée ferait, nous dit-on, consensus. De Jean Charest, qui est toujours à la traîne dans les sondages malgré une opposition incompétente pour la bonne raison qu’une fois élu, il n’a jamais jugé bon d’expliquer ses politiques aux citoyens, à André Boisclair, définition vivante du mot « démagogue », en passant par Bernard Landry, incarnation même de la notion de paternalisme, nos politiciens se bousculent pour nous fournir notre dose de narcotiques. Le reste du Canada est encore hésitant, mais Michael Ignatieff nous promet, s’il devient chef du Parti libéral du Canda puis Premier ministre, une piquerie enchâssée dans la constitution. D’allégeance politique forte différente, ces hommes ont en commun une formidable arrogance intellectuelle. Ils démontrent, chacun à sa manière, une ferme conviction de pouvoir nous prêcher la vérité politique non susceptible d’être remise en question et débattue, comme un prêtre prêche la vérité religieuse. Chacun d’eux se veut marchand d’opium.
Je ne veux pas de cette drogue, de qui qu’elle vienne. En fait, je crois que le concept même de « nation » est vide de sens, et que le nationalisme, même dans sa variante dite « civique » est une idéologie périlleuse et injustifiable.
L’hallucination :
À la base de cette idéologie est l’idée mal définie de « nation ». Une nation est supposée être une communauté définie par une combinaison de facteurs tels que l’appartenance ethnique de ses membres, la langue commune qu’ils parlent, l’histoire et le territoire qu’ils partagent, des valeurs collectives qu’ils véhiculent. Tous ces facteurs ne doivent pas nécessairement être présents, et personne ne s’aventure à dire combien, ou lesquels, sont nécessaires pour qu’une communauté mérite d’être considérée comme une nation. Ce problème de définition permet aux libérateurs autoproclamés et, plus généralement, aux politiciens de toute espèce de prétendre qu’une communauté est, ou n’est pas, une nation, en fonction de leur objectif politique. Ainsi, la Suisse serait une nation, malgré ses trois communautés linguistiques bien distinctes, mais le Canada, au dire des séparatistes québécois, n’en serait pas une à cause de la prétendue irréconciliabilté de ses deux communautés linguistiques principales. Évidemment, dans un tel contexte, les discours sont dominés par des idées reçues, impossibles à confirmer ou à infirmer.
Le « nationalisme civique », dont se réclament à présent les politiciens nationalistes de M. Ignatieff à M. Boisclair, souffre des mêmes vices de définition. Bien qu’il tente de limiter le nombre de facteurs selon lesquels ont décide ce qu’est une nation, en insistant surtout sur l’importance d’une communauté de valeurs, il n’y parvient pas vraiment. Dans les « nationalismes civiques » québécois comme canadien, le territoire commun et la nécessité de défendre son intégrité sont des traits déterminants. Pour le Québec en particulier, mais aussi pour le Canada, la (ou les) langue(s) sont essentiels à la définition de la « nation au sens civique du terme». De plus, et c’est peut-être le plus grave défaut de cette idéologie, les « valeurs communes » sur lesquelles elle s’appuie, bien qu’elles puissent en apparence faire consensus, sont en réalité comprises très différemment par les membres de la « nation ». On a beau se déclarer tous en faveur de la liberté, de la démocratie, de la justice, on n’en continue pas moins à débattre farouchement de ce que « liberté » ou « justice » veut dire. Par ailleurs, si les définitions font rarement l’objet de contentieux, les grandes idées sont partagées non seulement par la plupart sinon tous les Québécois et les Canadiens, mais aussi par une bonne partie de la population de la planète. Elles ne peuvent donc pas, me semble-t-il, servir à délimiter une « nation québécoise » ou une « nation canadienne ».
À mon humble avis, cette imprécision suffit à démontrer que l’idée de « nation » est insensée. Un concept aussi fondamental ne saurait être défini avec un manque total de rigueur, selon le seul principe « you know it when you see it », d’autant plus que les gens ne s’entendent pas le moins du monde sur ce qu’ils voient. Il s’agit, en tout cas, d’une base bien peu solide pour appuyer les prétentions du nationalisme.
Or, ces prétentions sont fort ambitieuses. L’idée maîtresse du nationalisme est que les pouvoirs de l’État sont dérivés de la nation qui le constitue et doivent être exercés de façon à servir les intérêts de cette nation, qui sont distincts de ceux des citoyens. En d’autres mots, la nation doit être souveraine. Je suppose que les nationalistes québécois fédéralistes ou leurs sympathisants, tel M. Ignatieff, qui se prétendent en faveur de l’unité canadienne, limitent cette idée, et se disent être en faveur d’une souveraineté limitée à certains champs de compétence, qu’il s’agisse de ceux déjà accordés aux provinces par la constitution canadienne ou non. Une telle limitation ne me semble pas être cohérente avec la pensée nationaliste, car le retrait de certains champs de compétence à la souveraineté d’une nation qu’on considère aussi « digne » que n’importe quelle autre est tout à fait arbitraire. Cependant, cette déficience logique n’est même pas le principal défaut du raisonnement « nation – souveraineté ».
La principale difficulté de ce discours est, pour moi, d’ordre éthique. Il me semble, en effet, immoral de subordonner les droits et les intérêts d’une personne à ceux, prétendus, d’une entité, au mieux, abstraite, sinon tout simplement fictive. Or, la souveraineté de la nation implique nécessairement que les droits de la personne seront assujettis aux droits collectifs; l’intérêt individuel, à l’intérêt national. Cela me paraît, en soi, incompatible avec l’autonomie et la dignité de l’être humain. Je ne prétends pas que les droits dont un individu dispose ne doivent pas pouvoir être limités, mais ils ne devraient l’être que dans la mesure où cela est nécessaire pour assurer les droits d’autres individus puisqu’on ne peut réclamer la dignité humaine pour soi tout seul. Subordonner une personne à une abstraction me semble aberrant. Et c’est une aberration d’autant plus vicieuse que les « droits » et les « intérêts » collectifs sont nécessairement définis par des politiciens et par des prophètes auto-proclamés tels qu’un président de la Société Saint-Jean-Baptiste ou de la National Citizens Coalition. Des marchands d’opium qui décident ce que leurs clients vont voir dans leurs hallucinations.
Évidemment, ces problèmes fondamentaux n’affectent pas que le nationalisme ethnique. Puisque la « nation » civique n’est pas moins abstraite que la « nation » ethnique, subjuguer un être humain à la première est tout aussi injuste et devrait emporter les mêmes conséquences que le soumettre à la seconde. On est, tout de même, tenté de croire que les effets pratiques ne seront pas aussi dramatiques. On ne pense pas, en général, que le nationalisme civique saurait mener à des camps de concentration comme le nationalisme ethnique radical. A-t-on raison?
Les effets secondaires :
La plus remarquable démonstration des effets secondaires des hallucinations enduites par le « nationalisme civique » nous est servie à tous les jours par les Etats-Unis. Peut-être va-t-on rétorquer qu’il s’agit d’un cas extrême. Il est vrai que c’est un pays qui ne fait pas les choses à moitié, là comme ailleurs. Pourtant, avant de décider qu’il s’agit d’un cas anormal, à ne pas prendre en considération, il faut se rappeler que c’est le pays où le « nationalisme civique » fait partie de la culture politique depuis plus longtemps que n’importe où ailleurs, et qu’il pourrait donc s’agir d’un exemple parfait plutôt que d’un cas extrême. Et que, de toute façon, en temps de crise, les extrêmes tendent à devenir les moyens, pas seulement aux États-Unis.
Que les États-Unis sont un modèle de l’application de l’idéologie « nationaliste civique » me semble plutôt clair, et particulièrement depuis le début de la « guerre au terrorisme ». De plus en plus ouvert à son caractère multiethnique, largement tolérant au niveau religieux malgré les meilleurs efforts de certains de ses citoyens, c’est un pays qui depuis longtemps fonde sa mythologie d’abord et avant tout sur son « rêve américain » soutenu par certaines valeurs plus ou moins bien définies. Ceci lui a justement permis de devenir tolérant et ouvert à certains niveaux, mais ne l’a pas sauvegardé d’une intolérance parfois remarquable de ceux que ses élites définissaient comme « un-American ». Le Maccarthysme en a été un exemple bien connu.
C’est toutefois l’administration de George W. Bush, depuis le 11 septembre 2001, qui démontre peut-être le mieux jusqu’où le « nationalisme civique » peut aller. Elle a défini ce que les valeurs américaines devaient être, a rassemblé « la nation » autour de ces valeurs en profitant d’un état des esprits particulièrement susceptible, au lendemain d’une catastrophe, à l’endoctrinement, et l’a entraînée vers ses objectifs fixés longtemps à l’avance en proclamant agressivement que ceux qui n’était pas avec elle étaient contre l’Amérique. L’adhésion des Américains aux valeurs et les intérêts « nationaux » a justifié un empiètement constant sur leurs libertés individuelles, a permis de leur faire ignorer une politique budgétaire désastreuse, a rendu possible une guerre suicidaire… Elle a même fait accepter à une bonne partie d’entre eux, ainsi qu’au grand défenseur des nationalismes « civiques » canadien et québécois, professeur de droits de l’homme de son métier, M. Ignatieff, l’existence à Guantanamo de ce m’a l’air d’un camp de concentration. En voilà pour les effets secondaires de la drogue « douce » qu’est supposé être le nationalisme « civique ».
Le remède :
En résumé, le nationalisme « civique » est tout aussi injustifié et dangereux que le nationalisme « ethnique ». Les deux, après tout, sont basés sur des idées chimériques dont leurs défenseurs peuvent se servir fort habilement pour faire avaler n’importe quel mensonge, accepter n’importe quelle folie, induire n’importe quel degré d’indifférence face aux problèmes pressants. Si la dignité humaine, la liberté personnelle, la justice sociale nous tiennent à cœur, nous n’avons, je crois, d’autre choix que de rejeter le nationalisme, sous quelle étiquette qu’on nous le présente. Selon un ami nationaliste, un tel rejet ne saurait se réaliser, au mieux, que dans un avenir un lointain. Je préfère voire, je suppose, l’humanité d’un œil un plus optimiste que lui. Quoi qu’il en soit, j’aime mieux être un homme de l’avenir que du passé. Même si nous n’embrassons pas l’avenir maintenant, il n’en arrivera pas moins – mais sous une forme possiblement désastreuse. Je me permets de conclure, comme Pierre Elliott Trudeau l’avait fait dans « La nouvelle trahison des clercs », sur une citation de Lord Acton.
“Nationality does not aim either at liberty or prosperity, both of which it sacrifices to the imperative necessity of making the nation the mould and measure of the State. Its course will be marked with material as well as moral ruin, in order that a new invention may prevail over the works of God and the interests of mankind.”